Décision du Défenseur des droits n°2018-023
RESUME ANONYMISE DE LA DECISION
Décision portant recommandation à l’attention du ministre de l’Intérieur en vue du retrait de la circulaire du 12 décembre 2017 relative à l’examen des situations
administratives dans l’hébergement d’urgence
Domaines de compétence de l’Institution : Lutte contre les discriminations / Droits des
usagers des services publics
Thèmes :
– Discrimination :
critère de discrimination : NATIONALITE
domaine de discrimination : SERVICE PUBLIC/FONCTIONNEMENT SERVICES PUBLICS
– Services publics :
thème principal : Affaires publiques
Synthèse :
Le Défenseur des droits a eu connaissance de la publication, le 12 décembre 2017, d’une circulaire relative à l’examen des situations administratives dans l’hébergement d’urgence cosignée par le ministre de l’Intérieur, ministre d’Etat et le ministre de la Cohésion des territoires.
Cette circulaire prévoit de mettre en place dans le parc d’hébergement d’urgence de droit commun, un suivi équivalent à celui assuré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (l’Ofii) dans le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés. Ce texte vise à réorienter les personnes hébergées selon leur situationadministrative et faire sortir de ce dispositif les personnes étrangères en situation irrégulière.
Par courrier du 13 décembre 2017, le Défenseur des droits a saisi le ministère de l’Intérieur d’une demande d’explications quant à ce qui s’analyse, selon lui, comme une remise en cause de l’inconditionnalité de l’accueil dans l’hébergement d’urgence prévue par les textes.
Sans réponse du ministère, à la date du 22 décembre 2017, un courrier de relance lui a été adressé afin de réitérer cette demande d’explications. (…)
Une réponse est finalement parvenue aux services du Défenseur des droits, par courrier du 11 janvier 2018, de la part du Premier Ministre. A la lumière de ces éléments de réponse et compte-tenu du fait que certaines préfectures ont d’ores-et-déjà entrepris des démarches en vue d’appliquer cette circulaire dans leur département, le Défenseur des droits a décidé de recommander au Premier ministre le retrait de ce texte et de rendre compte des suites données à cette recommandation dans un délai de deux mois à compter de la date de
notification de la présente décision.
Paris, le 18 janvier 2018
Décision du Défenseur des droits n°2018-023
Le Défenseur des droits,
Vu l’article 71-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 ;
Vu la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits;
Vu le décret n° 2011-904 du 29 juillet 2011 relatif à la procédure applicable devant le Défenseur des droits ;
Vu le code de l’action sociale et des familles,
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme,
Vu la circulaire du 12 décembre 2017 relative à l’examen des situations
administratives dans l’hébergement d’urgence,
Informé de la publication de la circulaire du 12 décembre 2017 relative à l’examen des situations administratives dans l’hébergement d’urgence puis saisi par la Fédération S accompagnée par vingt-six associations, l’association R et le maire de la commune de Y,
Décide de recommander au Premier ministre le retrait de la circulaire précitée ;
Décide de porter cette recommandation à la connaissance du ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur et du ministre de la Cohésion des territoires ;
Demande au gouvernement de rendre compte des suites données à la recommandation ci-dessus dans un délai de deux mois à compter de la date de notification de la présente décision.
Jacques TOUBON
Recommandation dans le cadre de l’article 25 de la loi organique n° 2011-333
du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits
Faits et Instruction :
Le Défenseur des droits a eu connaissance de la publication, le 12 décembre 2017, d’une circulaire relative à l’examen des situations administratives dans l’hébergement d’urgence cosignée par le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Cohésion des territoires.
A la lecture de cette circulaire, il apparaît que le gouvernement entend mettre en place dans le parc d’hébergement d’urgence de droit commun, un suivi équivalent à celui assuré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (l’OFII) dans le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés.
Ce texte vise à réorienter les personnes hébergées selon leur situation administrative et faire sortir de ce dispositif les personnes étrangères en situation irrégulière, à l’issue d’une évaluation administrative effectuée par une équipe mobile composée de représentants de l’OFII et de la préfecture.
Par courrier du 13 décembre 2017, le Défenseur des droits a saisi le ministre de l’Intérieur d’une demande d’explications quant à ce qui pourrait s’analyser comme une remise en cause de l’inconditionnalité de l’accueil dans l’hébergement d’urgence prévue par les textes.
Dans cette correspondance, le Défenseur des droits soulignait les difficultés créées par la mise en oeuvre d’une telle circulaire et interrogeait le ministre sur les garanties prévues par ce nouveau dispositif pour veiller à ce que l’information donnée aux personnes hébergées, s’agissant de leurs droits et possibilités de recours contre les différentes orientations et décisions dont ils sont l’objet soit complète, transparente et respectueuse des droits de la
défense. Enfin, un état des lieux des expérimentations de ce dispositif qui auraient été réalisées dans certaines structures franciliennes était demandé.
Le 18 décembre 2017, le Défenseur des droits était saisi de deux réclamations, l’une par la Fédération S accompagnée par vingt-six associations, l’autre par l’association R, soulignant chacune l’atteinte portée par cette nouvelle circulaire aux droits fondamentaux des ressortissants étrangers résidant dans le dispositif d’hébergement d’urgence et notamment au principe d’inconditionnalité de cet hébergement.
Sans réponse du ministre, à la date du 22 décembre 2017, un courrier de relance lui a été adressé afin de réitérer cette demande d’explications.
Le 26 décembre 2017, le Défenseur des droits a été saisi d’une réclamation provenant du maire de la commune de Y, lequel relevait également l’atteinte portée selon lui par cette circulaire au principe de l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence.
Par courrier du 11 janvier 2018, considérant que cette circulaire constituait « un élément d’une politique d’ensemble conduite par le gouvernement », le Premier ministre répondait aux interrogations du Défenseur des droits. A la lumière de ces éléments de réponse et compte-tenu du fait que certaines préfectures ont d’ores-et-déjà entrepris des démarches en vue d’appliquer cette circulaire dans leur département, le Défenseur des droits a décidé d’adresser au Premier ministre et aux ministres compétents la présente recommandation
visant à retirer ce texte, susceptible de porter atteinte aux libertés et à la dignité des plus démunis.
Analyse juridique :
La circulaire litigieuse rappelle le principe d’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence consacré par la loi à l’article L.345-2-2 du code de l’action sociale et des familles (CASF) en ces termes : « Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence ».
Toutefois, en organisant l’intervention de représentants de la préfecture et de l’OFII dans les structures d’hébergement de droit commun relevant de l’aide sociale, elle opère une confusion entre la mise à l’abri – droit fondamental inconditionnel – et une forme de contrôle de la situation administrative des hébergés au regard de leur droit au séjour et ce, dans le but de réorienter les personnes en situation irrégulière « vers un dispositif adapté en vue de
l’organisation d’un départ contraint ».
Ainsi, tout en répondant aux objectifs d’oeuvrer pour une meilleure « prise en compte des situations juridiques, sociales et administratives des personnes hébergées, y compris pour leur permettre d’accéder, le cas échéant, à leurs droits ou à une orientation adaptée » et de lutter contre « la saturation du dispositif d’hébergement d’urgence généraliste », cette circulaire a également pour objet de faciliter la mise en oeuvre de la politique de gestion des flux migratoires.
Ce faisant, la circulaire se heurte aux principes fondateurs de l’hébergement d’urgence en consacrant un traitement différencié des résidents de ces structures d’hébergement non pas au regard de leur vulnérabilité mais de leur situation administrative, ce qui contredit non seulement le cadre légal applicable mais également la jurisprudence (1). Par ailleurs, si l’utilité de ce nouveau dispositif et la compétence des acteurs impliqués dans la création de cette équipe mobile posent question (2), sa mise en oeuvre altèrera de manière non négligeable les missions confiées aux travailleurs sociaux tout en soulevant des difficultés au
regard du respect des libertés individuelles du fait d’une collecte de données personnelles insuffisamment encadrée (3).
1) Le traitement différencié des résidents des structures d’hébergement d’urgence
de droit commun
Dans son courrier du 11 janvier au Défenseur des droits, le Premier ministre rappelle que la circulaire s’inscrit dans le cadre de l’objectif énoncé par le Président de la République de « garantir un hébergement à toutes les personnes qui en ont besoin et accompagner cet hébergement d’un traitement administratif de chacun pour l’orienter vers un dispositif adéquat ». Pour « mettre en oeuvre ces orientations », la circulaire – tout en rappelant que l’hébergement d’urgence n’est pas soumis à une condition de régularité de séjour – explique que le défaut d’examen des situations administratives en centres d’hébergement « contribue
à la saturation du dispositif d’hébergement d’urgence généraliste ». Pour cette raison, il est demandé de « bâtir localement un dispositif de suivi administratif robuste des personnes étrangères en hébergement d’urgence ». Dans ce sens, le Premier ministre précise au Défenseur des droits que les procédures administratives et juridictionnelles garantissant les droits de chacun « ne doivent pas faire obstacle à l’éloignement quand la régularité de celui-ci a été confirmée par le juge ».
Le Défenseur des droits ne peut que souscrire au rappel de l’inconditionnalité de
l’hébergement d’urgence. Il précise à cet égard que l’inconditionnalité de l’accueil implique un principe d’égalité entre personnes sans abri et en situation de détresse. Par ailleurs, le Défenseur des droits ne remet pas en cause le fait que des personnes dépourvues de droit au séjour puissent être éloignées du territoire français. Il conteste en revanche le choix qui est fait de lutter contre la saturation du dispositif par le contrôle de la régularité du séjour des hébergés.
En effet, l’objectif de « fluidification » du parc d’hébergement, à défaut d’une adéquation entre le nombre de personnes à la rue et le nombre de places effectives d’hébergement, conduit à « réduire le nombre de personnes qui, hébergées pour une durée parfois longue, restent « sans statut » » ainsi que le mentionne explicitement la circulaire. Au regard du cadre légal, cet objectif devrait pourtant se faire à partir d’autres critères que ceux de la situation
administrative des intéressés ; il ne devrait s’opérer qu’au seul regard de leur vulnérabilité via un examen de la « situation de détresse médicale, psychique et sociale » prescrit par le code de l’action sociale et des familles.
Dans son courrier adressé au Défenseur des droits, le Premier ministre semble conforter cette analyse en affirmant que « la prise en charge des personnes dans l’hébergement d’urgence est décidée au regard de leur vulnérabilité et non de leur situation administrative ». Toutefois, les termes qui suivent contredisent ce constat puisqu’il est écrit que cet accueil, bien qu’inconditionnel, peut être différencié : « l’accueil inconditionnel ne saurait se confondre ni avec un accueil indifférencié, ni avec un droit au séjour inconditionnel ». Et d’ajouter que l’obligation « d’héberger des personnes sans abri et en situation de détresse (…) doit se concilier avec les obligations légales qui incombent aux personnes étrangères en situation irrégulière sur le territoire français ». Or, c’est justement
ce traitement différencié, mis une seconde fois en lien avec la régularité de séjour des hébergés et non avec leur situation de vulnérabilité, qui pose problème.
A cet égard, il est intéressant de noter que tant dans la circulaire que dans le courrier de réponse du Premier ministre, la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière d’hébergement d’urgence est rappelée. Il est vrai qu’au vu d’une jurisprudence désormais bien établie, une personne dépourvue de droit au séjour n’a accès au dispositif d’hébergement d’urgence que si elle est dans une situation de « particulière vulnérabilité » liée par exemple à la présence
d’enfants en très bas âge ou très gravement malades. Dans ce contexte jurisprudentiel, il est indéniable que si des personnes déboutées du droit d’asile n’ayant entrepris aucune démarche de régularisation sur un autre fondement sont admises dans un centre d’hébergement, c’est précisément parce qu’elles remplissent la condition de particulière vulnérabilité. Cela signifie que les personnes visées par le dispositif créé par cette circulaire et que l’on cherche à faire sortir des structures de droit commun – familles en très grande
difficulté sanitaire et sociale – sont celles qui, par définition, en ont le plus besoin. Alors même que c’est leur état d’extrême vulnérabilité qui fait qu’elles sont présentes dans ces centres, leur exclusion du dispositif – uniquement en raison de leur situation administrative et ce, en vue de préparer leur éloignement du territoire français – ne s’opérera pas sans porter une atteinte à leurs droits fondamentaux. Or, découlant de la prise en compte de la situation
administrative des hébergés au regard de leur droit au séjour, ces atteintes sont de facto liées à la nationalité des intéressés. L’une des premières phrases de la circulaire, « l’équipe mobile devra s’entretenir avec les personnes de nationalité étrangère », atteste de ce repérage à raison de la nationalité.
Pour cette raison, le Défenseur des droits considère que cette différenciation des résidents des centres d’hébergement selon leur situation administrative pourrait relever du champ d’application des articles 14 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme prohibant la discrimination fondée sur la nationalité dans l’exercice du droit à jouir d’un domicile. Dans la mesure où l’article L.345-2-2 du CASF encadrant l’accès à l’hébergement d’urgence prévoit une égalité de traitement entre toutes les personnes en situation de
détresse et vivant à la rue, les pratiques induites par cette circulaire, en prenant en compte la nationalité des intéressés pour décider ou non de leur prise en charge, sont en effet susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire. Compte tenu de l’extrême vulnérabilité des personnes concernées, certaines situations sont en outre susceptibles de tomber sous l’empire de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme prohibant les traitements inhumains ou dégradants.
Les services du Défenseur des droits oeuvrent quotidiennement pour lever les obstacles rencontrés par les personnes étrangères qui cherchent à accéder ou se maintenir dans une structure d’hébergement, y compris lorsqu’il s’agit de l’unique solution pour se loger dont elles disposent compte-tenu de la fragilité de leur situation. C’est pourquoi, dans son rapport sur les Droits fondamentaux des étrangers en France publié en mai 2016, le Défenseur des droits demandait instamment aux pouvoirs publics de tirer les conséquences de ce principe
d’inconditionnalité en mettant tout en oeuvre pour produire une offre d’hébergement adéquate, la sélection des personnes concernées au regard de leur nationalité ne pouvant, en tout état de cause, constituer la variable d’ajustement d’un dispositif inadapté à la demande. Il rappelait également que, lorsqu’elles se trouvent confrontées à des situations d’extrême vulnérabilité, caractérisées notamment par la présence d’enfants en bas âge, de
personnes âgées, malades ou encore handicapées, les autorités publiques auxquelles il incombe de mettre en oeuvre le droit à l’hébergement d’urgence se trouvent tenues à une obligation de moyens renforcée.
A cet égard, dans l’avis au Parlement n° 17-09 du 25 septembre 2017 relatif aux crédits budgétaires de la mission « Immigration, asile et intégration » du projet de loi de finances pour 2018, le Défenseur des droits regrettait que les pouvoirs publics puissent tenter de justifier l’abaissement du degré d’exigence que la France entend se fixer en matière de respect des droits fondamentaux des étrangers, en invoquant la contrainte d’assurer leurs missions dans un contexte de pénurie des moyens financiers, ce qui leur permettrait de s’affranchir de l’application des engagements internationaux et transposés en droit interne.
2) Un dispositif dont l’utilité et la compétence des acteurs impliqués pour sa mise
en oeuvre posent question. Le Défenseur des droits s’interroge sur l’utilité même de ce dispositif (b) ainsi que sur la compétence de l’équipe mobile mise en place par cette circulaire pour procéder à de telles vérifications (a).
a. Une intervention de l’OFII et de la préfecture sujette à caution
– L’absence de cadre légal définissant l’intervention de deux acteurs extérieurs au
dispositif de veille sociale. Afin de mettre en oeuvre les évaluations administratives des personnes étrangères dans les centres d’hébergement, les ministres demandent aux préfets de former des équipes mobiles composées de membres de la préfecture, de l’OFII et, dans la mesure où des ressources
locales sont mobilisables, du personnel compétent en matière de veille ou d’évaluation sociales.
Le principe même de l’intervention de ces équipes mobiles au sein des centres
d’hébergement ne semble reposer sur aucun fondement légal.
Sur ce point, le Premier ministre précise que les évaluations réalisées par les équipes mobiles « seront conduites dans le respect des règles tenant à l’intervention des personnestierces dans les lieux », sans pour autant donner le fondement de ces règles.
Or, le Défenseur des droits rappelle que l’hébergement d’urgence dont bénéficient les résidents constitue leur lieu de vie, et partant, leur domicile au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, tel qu’interprété par la jurisprudence de la Cour européenne (Voir dans ce sens la décision Winterstein c. France, n°27013/07, du 17
octobre 2013).
Ainsi, l’intervention dans ces lieux de vie protégés, au titre du droit de mener une vie privée et familiale normale, est strictement encadré par la loi. C’est ainsi que le législateur, désireux que les forces de l’ordre puissent procéder à des visites domiciliaires en vue d’exécuter une décision d’éloignement, a prévu explicitement dans la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers, que le juge des libertés et de la détention puisse autoriser de telles interventions
dans des centres d’hébergement où les intéressés sont assignés à résidence.
En tant qu’atteinte portée à la protection du domicile, composante du droit de mener une vie familiale normale, l’intervention de personnes extérieures au dispositif, en vue d’évaluer la
situation des intéressés, ne pouvait se faire que strictement encadrée par la loi et sous le
contrôle du juge des libertés et de la détention. Force est de constater que sur ce point, la
circulaire semble manquer de base légale.
La compétence de ces équipes mobiles pour procéder à des contrôles relatifs au droit
au séjour pose également problème. Prévus aux articles L.611-1 et suivants du code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), ces contrôles ne peuvent
être opérés que par certaines personnes désignées et dont ne font partie ni les agents de
préfecture, ni ceux de l’OFII.
En réponse, le Premier ministre précisait dans son courrier du 11 janvier que les évaluations
individuelles auxquelles procèderont ces équipes mobiles « ne sont pas assimilables aux
vérifications prévues à l’article L. 611-1 du CESEDA », mais auront pour but d’évaluer les
besoins en termes d’information, d’orientation, d’accompagnement et éventuellement d’aide
au retour.
Avant de revenir sur les compétences d’information et d’accompagnement de ces
intervenants, il convient de relever que le Premier ministre précise néanmoins, en évoquant
le contrôle « de l’évaluation des conditions de séjour des personnes étrangères » opéré par
l’équipe mobile, que celui-ci n’a pas pour but « la notification d’une décision immédiate, mais
de recueillir des éléments de situation (…) pour nourrir le dossier soumis à l’instruction en
vue de la prise de décision. Les voies et délais de recours seront donc naturellement
précisés aux personnes dans le cadre de chacune des décisions administratives prises à
leur égard ».
La nature de l’intervention et du contrôle opérés par la préfecture et l’OFII restent trop peu
précis : si l’on comprend que la décision d’orientation et de sortie du dispositif, tout comme la
mesure d’éloignement du territoire, ne sont pas préparées par les équipes mobiles sur place,
il n’en demeure pas moins que se sont elles qui recueillent les renseignements liés à la
situation administrative des résidents et ce, notamment dans le but de leur éloignement du
territoire. Autrement dit, c’est bien cette évaluation et de facto une forme de contrôle du
séjour des étrangers qui conduira à constater que ces personnes – en situation de très
grande vulnérabilité – doivent pouvoir sortir du dispositif et être éloignées du territoire.
La phrase de la circulaire « à l’inverse, en l’absence d’admission au séjour possible, une
mesure d’éloignement devra être rapidement notifiée » en atteste.
Dans ce cadre, le nouveau dispositif aura ainsi non seulement pour effet de stigmatiser
certains résidents de ces structures d’hébergement en distinguant les personnes
considérées comme étant en situation régulière et celles qui ne le sont pas, mais surtout de
favoriser la constitution d’abris de fortune en précarisant davantage ces personnes. Il est en
effet à craindre que la fin d’une forme de « sanctuarisation » du dispositif de veille sociale
conduise des personnes – dont des familles avec des enfants en bas âge – à renoncer à leur
droit d’être mis à l’abri de peur de faire l’objet d’une mesure de police, ce qui va évidemment
à l’encontre de la demande faite par le Président de la République le 27 juillet 2017 et que le
Premier ministre rappelait dans son courrier au Défenseur des droits.
– Les implications d’une telle intervention sur le droit des hébergés en matière
d’accompagnement social et d’accès aux droits
Il ressort des dispositions précitées du CASF qu’outre le fait d’obtenir une mise à l’abri, l’un
des principaux objectifs de l’hébergement d’urgence est de conférer une stabilité aux plus
démunis et un accompagnement social pour effectuer leurs démarches administratives,
notamment en matière de droit au séjour, d’accès aux droits sociaux parmi lesquels figurent
l’accès aux soins, la domiciliation, la protection sociale de l’enfance.
Or, cette circulaire prévoit un appui juridique exclusivement en lien avec la situation
administrative de l’hébergé et non sociale (« informer les personnes sur leurs droits et les
procédures applicables et faire convoquer pour des examens de situation plus poussés en
Préfecture »).
Plus généralement, il y a lieu de s’interroger sur les garanties prévues par ce nouveau
dispositif pour veiller à ce que l’information donnée aux personnes hébergées, s’agissant de
leurs droits et possibilités de recours contre les différentes orientations et décisions dont ils
sont l’objet soit complète, transparente et respectueuse des droits de la défense. A cet
égard, s’agissant des demandeurs d’asile, la Directive UE 2013/33 du 26 juin 2013
établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale
précise en son article 26 que « l’assistance juridique et la représentation gratuites sont
fournies par des personnes dûment qualifiées, reconnues ou habilitées par le droit national,
dont les intérêts n’entrent pas en conflit ou ne sont pas susceptibles d’entrer en conflit avec
ceux du demandeur ».
Or, la volonté de « généraliser la pratique mise en place dans les centres d’accueil et
d’orientation (CAO) et les centres d’hébergement d’urgence pour migrants (CHUM) après le
démantèlement de la « Lande Calais » » selon les termes du Premier ministre, n’est pas de
nature à dissiper les inquiétudes du Défenseur des droits.
Ainsi, s’agissant de l’accompagnement social dans les CAO, le Défenseur des droits
constatait dans son rapport d’observations relatif au démantèlement des campements et à la
prise en charge des exilés (Calais, Paris) publié en décembre 2016, que « les objectifs
ambitieux affichés des CAO se heurtent à une première contrainte non négligeable, prévue
par la charte de fonctionnement de juillet 2016, celle de « faire en sorte que le séjour des
hébergés soit le plus court possible (….) Une orientation et une seule est proposée en
fonction de sa situation administrative, sociale et sanitaire dans les plus brefs délais ». Cette
injonction d’unique orientation à bref délais afin de libérer des places interroge sur la qualité
et la pertinence des orientations qui peuvent être décidées, l’objectif affiché semblant être
davantage celui de fluidifier au maximum les places en CAO, en faire un simple lieu de
passage plus que de garantir une information fiable et solide aux intéressés ».
Cette analyse avait été reprise par la Cour d’appel de Douai dans le cadre de la procédure
d’expulsion d’un terrain occupé par des migrants à Norrent-Fontes. La Cour d’appel en avait
conclu que l’inefficacité des mesures d’accompagnement dans les CAO faisait que ces
structures ne constituaient pas une solution alternative crédible d’hébergement (CA Douai, 6
avril 2017, 16/00170).
S’agissant des CHUM, il ressort d’une rencontre des services du Défenseur des droits avec
un centre de région parisienne et de témoignages portés à la connaissance de ces derniers,
que les gestionnaires d’établissements, tout comme les travailleurs sociaux qui y exercent,
éprouvent des difficultés à se positionner dans leurs rapports avec la préfecture et l’OFII :
alors que leur dispositif relève du code de l’action sociale et des familles, l’ensemble des
procédures liées à la lutte contre l’immigration irrégulière menée par la préfecture et l’OFII
sont soumises au CESEDA. Dans ce cadre, il n’est pas rare que les travailleurs sociaux
exerçant dans ces centres expliquent être dissuadés par les services de la préfecture
d’accompagner les résidents dans les recours dirigés contre les décisions d’orientation ou
d’éloignement. C’est ainsi que la question de la loyauté de l’information donnée se pose.
Bien plus, en considérant que la présence des travailleurs sociaux est facultative puisqu’elle
dépendra des « ressources mobilisables et du contexte local », cette circulaire envisage
explicitement de priver les hébergés de l’appui de « personnels compétents en matière de
veille et d’évaluation sociales », fondement même des missions d’hébergement d’urgence
telles que définies par le code de l’action sociale et des familles.
Enfin, il y a lieu de s’interroger sur la volonté d’extension du mandat de l’Ofii aux structures
d’hébergement d’urgence relevant du code de l’action sociale et des familles. Pour mémoire,
la circulaire justifie l’intervention de l’OFII dans ces établissements par le fait que,
contrairement à ce qui existe dans le cadre du dispositif national d’accueil (DNA) pour les
demandeurs d’asile, les personnes résidant dans un hébergement d’urgence ne bénéficient
pas d’évaluations de leur situation administrative. Ce parallèle entre les deux dispositifs
d’hébergement semble manquer de pertinence. En effet, l’OFII est chargé par la loi d’assurer
l’hébergement et l’accompagnement juridique et social des demandeurs d’asile. En vertu de
ces missions, sa présence au sein de structures dédiées aux demandeurs d’asile est
cohérente. En revanche, on ne saurait justifier, en vertu de cette même logique, la présence
d’une institution spécifiquement en charge de l’accueil des étrangers au sein d’un dispositif
non dédié aux étrangers, ouvert à toute personne démunie. Une telle présence, aux côtés de
la préfecture, ne fait que renforcer la confusion entre droit à un hébergement et à un
accompagnement social, d’une part, et lutte contre l’immigration irrégulière, d’autre part.
A titre subsidiaire, il y a lieu de s’interroger sur la capacité des services de l’OFII, dont les
missions à la suite des dernières réformes de l’asile se sont déjà considérablement
alourdies, pour mener à bien ces contrôles sans porter atteinte aux droits fondamentaux de
ces personnes. Ainsi, la circulaire prévoit que les étrangers dont la situation au regard du
séjour est incertaine pourront faire l’objet d’un examen immédiat de leur droit et se voir
délivrer le cas échéant un titre. Cette précision pourrait permettre d’éviter que des personnes
bénéficiant en réalité d’un droit au séjour soient exclues injustement du dispositif. Toutefois,
compte-tenu de la complexité de l’examen d’une demande de titre de séjour – qui n’est
jamais inférieure à plusieurs mois -, la qualité de l’examen ainsi réalisé par une équipe
mobile dans un délai contraint pose question.
b. Une utilité du dispositif dont il est permis de douter
Outre les doutes sur le fondement juridique de l’immixtion dans les centres d’hébergement
d’urgence de ces équipes mobiles et ces craintes suscitées par le caractère incomplet de
l’information donnée aux résidents, l’utilité même d’un tel dispositif interroge.
En premier lieu, les autorités publiques semblent déjà disposer d’outils suffisants pour
identifier les personnes considérées comme étant en situation irrégulière et poursuivre à leur
encontre la procédure d’éloignement adéquate sans qu’il soit besoin de les rechercher dans
les structures d’hébergement d’urgence.
En second lieu, dans son courrier du 11 janvier adressé au Défenseur des droits, le Premier
ministre précisait que « ces procédures sont conduites dans les limites strictes des
compétences des agents de préfecture et de l’OFII et exemptes de toute contrainte directe
de ces agents à l’égard des personnes hébergées qui refuseraient de s’y soumettre ».
Exprimé en ces termes, et s’il suffit aux personnes en situation irrégulière de décliner
l’invitation des équipes mobiles pour échapper au contrôle opéré, le dispositif semble peu
utile. Malheureusement, au regard de l’expérience de prise en charge puis de sortie des
CAO, il est permis de douter de cette absence de contrainte.
Dans son rapport d’observations sur le démantèlement des campements précité, le
Défenseur des droits rappelait que pendant toute la période précédant le démantèlement de
Calais, le gouvernement s’était engagé sur le fait qu’aucune mesure d’éloignement n’aurait
lieu à partir des CAO. C’est fort de cette promesse que des associations et certains avocats
avaient incité des exilés à se rendre en CAO. Très vite, le Défenseur des droits était pourtant
informé et saisi de l’engagement de plusieurs procédures de transfert « Dublin » depuis ces
centres. Dans ce contexte, il relevait dans son rapport à quel point il était difficile de voir
encore dans le CAO un « lieu de répit ». Sans véritables garanties, le simple engagement
politique d’absence de contrainte directe, ne semble pas suffisant, particulièrement dans un
contexte de volonté de réduire le nombre de personnes dépourvues de droit au séjour dans
les centres d’hébergement.
3) L’ambivalence des missions confiées aux travailleurs sociaux et les problèmes
liés à la collecte de données personnelles
La circulaire prévoit que « ces équipes mobiles (…) devront, sur la base du recensement des
personnes présentes dans les hébergements, procéder à une évaluation administrative ».
Cette rédaction ne semble pas impliquer que les équipes mobiles procèdent elles-mêmes à
ce recensement, lequel parait être réalisé en amont de leur intervention dans les centres. Le
courrier du Premier ministre du 11 décembre adressé au Défenseur des droits n’apporte pas
plus de précision puisqu’il se contente d’indiquer que la responsabilité de ces évaluations
incombe à la préfecture et à l’OFII, sans préciser qui réalise ce recensement.
Toutefois, plusieurs éléments, issus notamment de la pratique de certains préfets ayant
précédé les instructions contenues par la circulaire, indiquent que l’appui des travailleurs
sociaux sera sollicité pour la mise en oeuvre de ce nouveau dispositif de contrôle et
notamment pour effectuer le recensement des personnes de nationalité étrangère présentes
dans le centre. Par exemple, dans un courrier du 14 novembre 2017, le Préfet de W, se
référant au projet du gouvernement de sortir des dispositifs d’hébergement les étrangers
dépourvus de droit au séjour, demandait aux gestionnaires des centres d’hébergement de
« communiquer, chaque mois, à [ses] services, la liste nominative des personnes hébergées
au sein de leur structure en précisant l’identité (nom et prénom), la composition familiale et la
date de naissance des intéressés ». En réponse aux interrogations du Défenseur des droits,
le Préfet faisait savoir, par courrier du 22 décembre 2017, qu’il ne donnerait finalement pas
suite aux propositions invoquées dans son courrier du 14 novembre et que les gestionnaires
de centres avaient été avisés de cette décision.
En premier lieu, le glissement toujours plus important de l’accompagnement vers le contrôle
complique l’exercice des missions d’accompagnement des travailleurs sociaux, celles-ci
nécessitant confiance et confidentialité difficilement compatibles avec la mission de sélection
ou de contrôle.
Dans ce sens, la Directive européenne 2013/33 susvisée, précise en son article 18 §7 que
« les personnes travaillant dans les centres d’hébergement ont reçu une formation
appropriée et sont tenues par les règles de confidentialité, prévues dans le droit national, en
ce qui concerne toute information dont elles ont connaissance du fait de leur travail ». Si
cette directive est exclusivement applicable à l’accueil des demandeurs d’asile, il convient de
relever que la notion de « centre d’hébergement » y est définie en son article 2 comme étant
« tout endroit servant au logement collectif des demandeurs », ce qui inclut par conséquent
les structures d’hébergement d’urgence de droit commun accueillant ce public.
Là encore, il ne saurait être demandé aux travailleurs sociaux et gestionnaires
d’établissements de moduler l’application de ces règles de confidentialité en fonction de la
situation administrative et de la nationalité des résidents d’une même structure
d’hébergement d’urgence de droit commun.
En second lieu, la collecte de telles informations personnelles et nominatives, incluant des
données aussi sensibles que la nationalité et la situation au regard du séjour des étrangers,
pose de sérieuses difficultés juridiques au regard des prescriptions de l’article 6 de la loi
n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à la loi informatique et libertés modifiée.
Dans sa décision n°2011-224 du 21 juillet 2011, la CNIL a eu l’occasion de rappeler que
« l’inscription systématique de la nationalité en toutes lettres des ressortissants étrangers
sans abri ayant sollicité un hébergement n’est pas autorisée dans le cadre du traitement SI-
SIAO ». Cette analyse est confortée par la réponse que la Commission a apportée à la
Fédération des acteurs sociaux dans un courrier du 22 décembre 2017, et dont il ressort que
les gestionnaires des centres d’hébergement ne pourraient transmettre aux préfectures un
recensement faisant état de l’identité et de la situation administrative des résidents de
nationalité étrangère, sans contrevenir aux prescriptions de l’article 6 de la loi Informatique et
liberté précitée.
Compte tenu de ce qui précède, le Défenseur des droits décide de :
– Recommander au Premier Ministre le retrait de la circulaire précitée ;
– Porter cette recommandation à la connaissance du ministre de l’Intérieur et du
ministre de la Cohésion des territoires;
– Demander au gouvernement de rendre compte des suites données à la
recommandation ci-dessus dans un délai de deux mois à compter de la date de
notification de la présente décision.
Jacques TOUBON